Il était une fois un petit lutin tout de bois conçu qui s’ennuyait à mourir dans l’atelier de papa Noël. Toute la journée, il collait sur les cadeaux de petites étiquettes made in Finland, puis il classait les paquets, les petites poupées pour les petits Russes, les petits robots pour les petits Japonais et les petites vachettes pour les petits Suisses. Le soir, les jouets s’en allaient et le petit lutin se retrouvait tout seul dans le grand atelier vide. Il retenait ses pleurs et s’endormait en rêvant qu’un jour, il s’en irait là-bas, dans les plaines de la Sibérie, dans les mégalopoles du soleil levant, dans les montagnes de Fribourg.
Cette nuit-là, au lendemain d’un Noël bien fatigant, le petit lutin s’apprêtait à trouver un sommeil bien mérité quand il entendit au fond de l’atelier une petite voix qui sanglotait. Il s’approcha et vit une jolie petite matriochka dont le joli petit visage était couvert de larmes.
- Que t’arrive-t-il ? demanda le petit lutin à la poupée.
- Mes grandes sœurs m’ont laissée toute seule ici parce que ma robe est noire et que la leur est rouge, répondit la petite matriochka.
- Et où sont-elles parties ? s’étonna le petit lutin.
- Très loin, dans les plaines de la Sibérie.
A ces mots, le petit lutin crut qu’il allait fondre de joie.
- Tu aimerais retrouver tes sœurs ? demanda-t-il.
- Plus que tous au monde.
- Alors, nous n’avons qu’à prendre le chemin de la Sibérie.
- Oh ! Oui ! Et on part quand ?
- Immédiatement.
Le petit lutin et la petite poupée se dépêchèrent de faire leurs valises, sortirent de l’atelier en courant et prirent le chemin de la Sibérie. Ils n’avaient pas fait dix mètres qu’ils entendirent au bord de la route enneigée une petite voix qui sanglotait. C’était un petit robot tout raplapla qui traînait sur le bas côté.
- Que t’arrive-t-il ? demandèrent le petit lutin et la petite poupée.
- Mes grands frères m’ont jeté de la hotte de papa Noël parce que mon laser ne marche pas aussi bien que le leur, répondit le petit robot en ravalant ses larmes.
- Et où sont allés tes frères ?
- Très loin, dans les mégalopoles du soleil levant.
- Alors, quand nous aurons ramené Matriochka en Sibérie, nous irons au Japon tous les deux, petit robot, et nous retrouverons tes grands frères.
- Oh ! Oui ! Je vous suis, se réjouit le petit robot.
Les trois compagnons prirent donc la route, tout droit vers les plaines de la Sibérie et les mégalopoles du Japon, mais voilà qu’au bout de cent mètres, ils entendent à nouveau des sanglots, qui sortent d’un petit sapin tout enneigé. Le petit lutin, la petite poupée et le petit robot s’approchent de l’arbre. Une petite vachette s’y trouve coincée entre deux branches. Nos trois amis la tirent de ce mauvais pas puis lui demandent ce qui lui est arrivé.
- Mon troupeau m’a jeté du traîneau de papa Noël parce que je ne donne pas assez de lait, répondit la petite vachette.
- Et où est-il allé, ton troupeau ?
- Très loin, dans les montagnes de Fribourg.
- Alors, quand nous aurons ramené Matriochka en Sibérie et Nintendo au Japon, nous irons en Suisse tous les deux, petite vachette, et nous retrouverons ton troupeau, proposa le petit lutin à la petite vachette qui beuglait de joie à l’idée de l’aventure qui se préparait.
Le petit lutin, la petite poupée, le petit robot et la petite vachette marchèrent, marchèrent, marchèrent encore et remarchèrent. Ils arrivèrent, après trois longues journées à braver le vent, la neige et le froid, devant un lugubre manoir, encerclé de grilles rouillées et gardé par trois chiens immenses et affamés. Un grand homme tout de noir vêtu s’avança dans l’allée du manoir, enferma les chiens dans une cage de fer et ouvrit le portail qui grinça à faire trembler les os de bois du petit lutin. D’une voix sépulcrale, il s’adressa aux quatre compagnons :
- Qui êtes-vous pour venir troubler le repos du Prince des Neiges Sombres ? Voilà dix siècles que les voyageurs ne bravent plus les dangers de la route maudite de la Sibérie. Qu’êtes-vous vous donc venu faire en ces lieux de malheur, pauvres fous ?
La petite Matriochka répondit humblement :
- Je suis à la recherche de ma famille de poupées.
- Il y a longtemps qu’il n’y a plus de poupées dans ces terres désertées, ma pauvre enfant. Il n’y a plus ici qu’un vieux prince banni de son royaume il y a fort longtemps.
- Et pourquoi fut-il banni ?
- C’était il y a si longtemps… Allez-vous-en ! Mon esprit de noirceur déteindra sur votre innocence. Fuyez, avant de devenir vous-même un gouffre de nuit noire.
- Mais, je le suis déjà, Monsieur, regardez-moi, je suis toute noire, même que c’est pour ça que mes sœurs m’ont laissé toute seule dans l’atelier de papa Noël, parce que je n’étais pas rouge comme elles.
A ces mots, le Prince des Neiges Sombres recula d’un mètre et faillit tomber. Il s’assit sur une pierre et s’adressa aux quatre voyageurs :
- Approchez-vous, mes petits. Je vais vous raconter mon histoire. C’était il y a fort longtemps, au temps où je vivais là-bas, je ne sais plus où, bien loin. J’étais le fils cadet d’un roi puissant et l’on me destinait à une princesse charmante, à un royaume florissant et à un château gigantesque entouré de jardins verdoyants, de fontaines d’eau fraîche et de sculptures dorées. Pourtant quelque chose clochait. A mon passage, les gens détournaient leur regard. Les années passant, mes frères refusèrent l’un après l’autre de jouer avec moi. Dès l’âge de 15 ans, je passai mes journées enfermé dans ma grande chambre avec une poupée qui te ressemblait, ma petite, une poupée toute noire comme toi. Cette poupée était ma seule compagnie. Je l’aimais comme une petite sœur. Un jour, mon père le roi me convoqua. Il me tendit un miroir : « Regarde-toi, bâtard ! Tu n’es pas mon fils, va-t-en ! » Dans la glace, je compris que j’étais noir. Je partis, je marchai, marchai, marchai encore et remarchai, et j’arrivai ici, dans ce sombre manoir où je brisai tous les miroirs, d’où je chassai tous ceux qui voulaient s’approcher. Je ne recueillis que les matriochkas rouges que je vole chaque année au vieux barbu rouge et chaque année, je fais un feu de joie de ces horribles petites poupées de bois.
La petite matriochka bondit sur le Prince des Neiges Sombres :
- Espèce de monstre, tu as tué mes sœurs !
- Non, attends, ma petite, cette année, je n’ai pas pu.
- Et pourquoi ? demanda le petit lutin, qui écoutait ce récit la bouche grande ouverte.
- Elles avaient l’air si tristes, murmura le Prince en étouffant un sanglot. Elles n’osaient pas se regarder les unes les autres et pleuraient sans cesse. La plus grande me raconta qu’elles avaient été ignobles, qu’elles avaient abandonné dans le froid la plus fragile d’entre elles juste parce qu’elle n’était pas de la même couleur qu’elles. Depuis, la honte ne les quittait plus. Je repensai alors à mes frères et à mon père, je me demandai s’ils avaient eu honte et je jurai que je retrouverais la petite sœur des matriochka honteuses et que plus jamais je ne brûlerais de pauvres poupées, même si elles étaient rouges. J’allais partir à sa recherche quand je vous vis arriver devant les grilles de mon manoir.
La petite matriochka courut vers la porte du manoir, elle y entra, y retrouva ses sœurs qui lui demandèrent pardon. Le Prince des Neiges Sombres les rejoignit, et le petit lutin, le petit robot et la petite vachette se retrouvèrent seuls devant le grand manoir qui s’éclairait.
- Je crois que tout s’est arrangé pour Matriochka. En route pour les mégalopoles du soleil levant. Il est temps que l’on retrouve tes frères, petit robot, s’écria le petit lutin.
- Oh oui ! répondit Nintendo, mais Matriochka me manquera quand même un peu.
- A moi aussi, murmura la petite vachette.
- Elle est heureuse, maintenant, c’est tout ce qui compte. Allons-y, nous n’avons pas de temps à perdre, décida le petit lutin.
Alors que du manoir flamboyant s’échappait un air d’accordéon et des rires de petites poupées, nos trois amis reprirent leur route, en direction du Japon. Ils marchèrent, marchèrent, marchèrent encore et remarchèrent, ils prirent le train, ils prirent l’avion, ils prirent l’hélicoptère et atterrirent au sommet d’une tour très haute au cœur d’une ville très grande.
Pour retrouver les frères de Nintendo, il fallait trouver le moyen de descendre du toit du gratte-ciel. Nos trois aventuriers ouvrirent une trappe et descendirent un petit escalier qui les emmena dans une grande salle remplie de vieux ordinateurs immenses et de vieilles disquettes énormes. Le petit lutin, le petit robot et la petite vachette avançaient à pas de loup dans cette salle obscure quand, soudain, tous les ordinateurs s’allumèrent en même temps. Les disquettes encerclèrent le petit robot, qui tenta de se défendre en mettant en marche son laser. Il avait oublié que celui-ci ne marchait pas, et que c’était pour ça que ses frères l’avaient abandonné. Les disquettes, toujours plus nombreuses, encerclaient le petit robot. Ses amis tentèrent bien de l’aider à s’en sortir, mais il n’y avait rien à faire. Ils étaient trois et elles étaient des milliers. Nintendo s’acharnait sur le bouton de son laser. Il se disait que tous ces malheurs venaient de ce satané laser fichu quand une grosse voix synthétique s’écria :
- Attendez, ce n’en est pas un.
La voix sortait tout droit d’un ordinateur encore plus vétuste et plus gigantesque que les autres :
- Regardez, son laser ne fonctionne pas. Ce n’est pas lui le Dernier Cri.
Les disquettes firent un pas en arrière. La voix synthétique reprit :
- Qui es-tu, petit robot ? Et qui sont ces étranges êtres sans informatique ?
Le petit robot, un peu impressionné, répondit :
- Je m’appelle Nintendo, monsieur, et voici mes amis le lutin et la vachette. Je suis un petit robot abandonné par ses frères à la sortie de l’atelier de papa Noël parce que mon laser ne fonctionne pas.
A ces mots, le vieil ordinateur planta. Le petit robot le ré-enclencha et celui-ci se mit à raconter, d’une voix de moins en moins synthétique, son histoire :
- Mon nom est XLR3555, je suis le plus ancien ordinateur du Japon. Je suis né au temps où Tokyo n’était pas encore une mégalopole. J’étais une invention géniale. Mon maître avait fait fortune. On venait du pays entier admirer mes prouesses technologiques. J’avais de multiples fonctionnalités, les enfants jouaient avec moi à tetris, les adultes s’écrivaient des lettres grâce à moi. Tout allait bien dans le meilleur des mondes. Puis un jour, un jeune homme à lunettes débarqua avec un petit appareil dont les fonctionnalités étaient encore plus multiples que les miennes, avec de nouveaux jeux pour les enfants, et où les adultes pouvaient s’écrire des courriels. Cet appareil, il l’avait appelé le Dernier Cri de la technologie, mais ce fut moi qui poussai mon dernier cri. On se désintéressa de moi, des ordinateurs et des disquettes de notre temps déjà si révolu. Depuis, je vis avec d’autres oubliés dans ce dernier étage, sans que personne ne pense jamais à nous utiliser. Parfois passent des Derniers Cris égarés. Notre seul plaisir, c’est de les empêcher d’avancer, de les balancer par la fenêtre et de les regarder se briser cinquante-trois étages en dessous de nous. Le Dernier Cri aujourd’hui, ce sont les robots, voilà pourquoi nous avons voulu t’empêcher d’avancer, petit Nintendo, et pourquoi, la semaine dernière, nous avons arrêté tes frères.
- Oh non ! Et vous les avez balancé par la fenêtre, sinistres vestiges? Je vous déteste, vieillards obsolètes ! gémit le petit robot.
- Ne nous en veux pas, petit, rétorqua XLR3555, tes frères ont eu la vie sauve. Eux non plus n’ont pas utilisé leur laser. Ils se sont laissé faire parce qu’ils ne voulaient pas utiliser une fonctionnalité que n’avait pas le dernier d’entre eux, qu’ils regrettaient amèrement d’avoir abandonné. Nous leur avons promis qu’on retrouverait leur petit frère et depuis, nous passons notre temps à envoyer des fax au monde entier.
- Et où sont mes frères ? demanda Nintendo.
- Nous sommes là, répondirent en chœur les sept autres robots.
Fou de joie, le petit robot appuya sur tous ses boutons. Il se rendit soudain compte que son laser marchait, qu’il y avait juste eu un court-circuit et qu’il était maintenant à nouveau une technologie du dernier cri. Il s’avança vers XLR3555, qu’il prit dans ses bras :
- Grand-papa, je ne te laisserai pas tomber. Je resterai ici, je testerai tes multiples fonctionnalités, je jouerai à tetris avec toi et écrirai plein de lettres sur ton clavier.
Nintendo et ses frères insérèrent dans tous les vieux ordinateurs les immenses disquettes et se mirent à jouer en illuminant la sombre pièce de leurs lasers multicolores.
Le petit lutin et la petite vachette s’éclipsèrent en silence. Il était temps maintenant que la petite vachette retrouve les verts pâturages de Fribourg.
Ils marchèrent. Ils prirent le train. Ils prirent l’avion. Ils prirent le car postal. Arrivés au pays de Fribourg, au cœur de la Suisse, ils admirèrent les paysages. Ils marchèrent, marchèrent, marchèrent encore, remarchèrent et arrivèrent au pied d’une montagne, dans une ferme immense équipée de robots de traite dernier cri.
Ils entrèrent dans l’étable. Personne. Ils virent alors des vaches qui paissaient dans une prairie non loin de là. La petite vachette, qui croyait y avoir reconnu ses sœurs, se précipita vers l’herbe fraîche mais fut arrêtée net par une secousse électrique. En levant la tête, elle fut griffée par du fil de fer barbelé. Dans le champ, les vaches s’offraient un festin de roi. Elle leur demanda s’il était possible qu’elles lui donnent une petite touffe d’herbe, juste un peu de trèfle ou de luzerne, parce qu’elle avait très faim. Une grosse vache, qui était sa sœur aînée, mais qui ne l’a reconnut pas, lui dit :
- Combien tu produis de litres par jour ?
- Je ne sais pas, trois ou quatre litres, ça dépend, répondit la petite vachette.
- Alors, tu n’as rien à faire ici. Va-t-en.
- Mais je meurs de faim.
- Ce n’est pas notre problème, va-t-en.
Toutes les vaches se tournèrent en meuglant « va-t-en ! » vers la petite vachette, qui reconnut toutes ses sœurs. Elle se mit à pleurer et s’en alla, en suivant le petit lutin, qui n’en revenait pas de tant de méchanceté.
Ils marchèrent toute la journée à travers prés, marchèrent encore et s’arrêtèrent le soir, éreintés, au pied d’une autre montagne, sur le seuil d’un petit chalet recouvert de tavillon. Un vieil homme assis sur un banc laissait couler une larme sur ses rudes mains calleuses. Le petit lutin et la petite vachette s’approchèrent et lui demandèrent ce qui lui était arrivé. Le vieil homme sortit un gros mouchoir en tissu de la poche de sa salopette, observa les deux voyageurs, s’essuya le coin des yeux et leur dit :
- Je suis l’armailli. Je vis depuis toujours dans ce petit chalet. Jusqu’à hier, je faisais un peu de fromage avec le lait de ma vache Rubis et j’allais le vendre au marché. C’est comme ça que je vivais, simplement, chichement, mais heureux. Aujourd’hui, j’ai dû vendre Rubis.
- Pourquoi ? demanda la petite vachette, parce qu’elle ne produisait pas assez de lait ?
- Oh non ! Trois ou quatre litres par jour, ça me suffisait. Le problème, c’est que mon étable n’était pas dernier cri, selon les inspecteurs. Moi, je sais que Rubis était heureuse, mais voilà, il n’y avait pas assez de lumière pour elle, paraît-il.
- Et où est-elle, Rubis ? demanda le petit lutin.
- Je l’ai vendue à l’abattoir. Ils l’ont tuée ce matin.
La petite vachette s’approcha de l’armailli, mit son museau dans ses mains calleuses et lui dit :
- Je la remplacerai.
Le vieux paysan esquissa un sourire :
- Comment t’appelles-tu ?
- Ma foi, on ne m’a jamais donné de nom, s’étonna la petite vachette.
- Alors, tu te nommeras Emeraude. Je ferai une fenêtre de plus dans l’étable, tu auras assez de lumière, de me donneras un peu de lait, je te donnerai une petite clochette et nous vivrons heureux tous les deux.
L’armailli emmena Emeraude dans son étable et le petit lutin se retrouva tout seul au seuil du chalet. Son devoir accompli, il comprit qu’il était temps de retourner chez papa Noël.
Il marcha, marcha, marcha encore et remarcha. Le jour de Noël, il retrouva son atelier. Le silence était total. Papa Noël s’en était allé offrir des cadeaux à tous les enfants du monde. Le seul qui n’en aurait pas, ce serait lui, le pauvre petit lutin. Pour la première fois depuis qu’il était parti, il laissa, en entrant dans l’atelier vide, échapper quelques sanglots. Il avait fait ce long voyage pour rien, puisqu’il se retrouvait finalement à nouveau seul. Les larmes commençaient à couler le long de ses joues de bois quand il entendit trois petites voix lui dire en chœur :
- Que t’arrive-t-il ?
On raconte que chaque année, avant de faire sa tournée, papa Noël parcourt le monde, qu’il s’arrête dans un manoir de Sibérie, sur un gratte-ciel du Japon et au seuil d’un chalet de Suisse, et qu’il y ramène dans son traîneau une petite poupée, un petit robot et une petite vachette.
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