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La mallette (posté le 24/12/2011 à 21:23)

Il était une fois, dans une ville immense, un petit enfant perdu qui vagabondait d'une rue à l'autre, en tendant la main quand il avait faim. Tout le monde le connaissait mais personne ne savait d'où il sortait. On l'appelait tantôt Julot, tantôt Jimmy, et on le prenait en pitié. Une vieille dame lui avait aménagé une petite chambre dans son garage. Un bistrotier lui refilait ses restes. Une putain lui donnait un peu de la chaleur de sa piaule quand il avait froid.

Julot, ou Jimmy, se nommait en réalité Mario. Ses parents l'avaient oublié. Il les recherchait, et, parce que le temps passait, comme eux, lui aussi, il les oubliait. Son monde, désormais, c'était la rue, les gens pressés et ceux qui flânent, les voitures claxonnantes et les vélos à sonnettes, le soûlon qui va de bar en bar et le sérieux qui caresse sa cravate.

Ce soir-là, la neige avait recouvert la ville de son grand manteau, puis la pluie l'avait effacée. Les gens ronchonnaient : "C'est le petchi!", disaient-ils. "C'est le foutoir!", leur répondait-on. Mario, lui, se disait, comme il se le disait pour tout, que c'était la vie, et il sautait à pieds joints dans les gouilles et la papotche. Les cravatés, éclaboussés et maussades, le regardaient méchamment, puis, tristes, s'en allaient s'ennuyer dans leurs bureaux.

Soudain, alors qu'il s'aventurait dans le quartier de la grande gare, celui qu'on disait mal famé, alors qu'il n'y rôdait que des hommes, louches, aussi mal habillés que lui, et étrangers à faire peur, une grande agitation se fit. Les encostumés se dépêchaient plus encore que d'habitude, et les bizarres fuyaient, comme si un monstre - ou un assassin! - errait dans les parages. Mario, plus curieux qu'effrayé, continua sa marche vers la grande gare, car il savait que là-bas, dans les salle d'attente, il y avait un peu de chaud et des gens pas pressés. Plus il avançait, moins il voyait de monde. C'était comme si un désert s'était installé au coeur de la ville, ou comme si un sort avait été jeté aux passants pour les éloigner des lieux.

Plus loin, il y avait un panneau rouge. Mario savait bien ce que ça signifiait, mais comme personne n'était là pour l'arrêter et que la curiosité est un bien vilain défaut contre lequel il serait vain de lutter, il entra dans le périmètre interdit. Là : rien.

Il continua à avancer dans la rue déserte, vers la grande gare et vit soudain une sorte de monstre orange, qui marchait sur la pointe des pieds en direction d'une petite mallette, mais qui, hésitant, revint en arrière pour s'engloutir dans une fourgonnette. Mario, dont le vilain défaut de curiosité s'accentuait au vu de cette étrange scène, marcha, en essayant de se faire le plus petit possible pour ne pas alerter la bête orange, vers la petite mallette.

Dans sa petite tête qui s'emballait, Mario se posait plein de questions : pourquoi avait-on évacué tout le monde? À cause de cet extraterrestre? d'un animal exotique échappé du zoo? de la mallette? Que pouvait-elle bien contenir, d'ailleurs, cette petite boîte brune? une arme dangereuse? Une bombe? Le trésor caché de Corsario de Frutti di Mare? Non, son nom était Horacio di Miami Mamma Mia. Mario s'embrouillait. Il n'y avait qu'une solution pour que la valse des pourquoi et des comment s'arrête : s'emparer de la mallette et s'enfuir très vite en courant, des fois que le monstre ressortirait de sa camionnette.

En deux temps trois mouvements, ce fut chose faite. Mario courut. Des sirènes qui faisaient mal aux oreilles hurlaient sur lui. Des centaines de policiers étaient à ses trousses. Le désert de la gare était devenu une jungle, dont il fallait à tout prix s'échapper. Heureusement, Mario connaissait les petites ruelles de la ville comme sa poche. Il eut tôt fait, en coupant par ici, en traversant par là, en pénétrant dans une impasse,en sautant par dessus un mur, de semer toute la troupe de guelus qui le pourchassait.

Arrivé derrière la maison du grand Pierrot, un petit vieux très sympa qui lui racontait des histoires qui l'émerveillaient et chez qui il était toujours accueilli comme un roi, Mario s'assit quelques minutes par terre pour reprendre son souffle et pour découvrir enfin le continu si mystérieux de la petite mallette. Il allait l'ouvrir quand une main se posa sur son épaule. Mario se retourna. Il allait crier quand l'autre main lui boucha la bouche. La bête orange s'empara alors de la boîte à trésor. Mario, suppliant, regarda l'horrible individu avec ses fameux yeux si tristes qui à tous les coups émouvaient les badauds, ce qui avait fatalement comme effet de les attendrir et de les mettre à s merci.

Même avec ce truc sorti de l'univers intergalactique, ça marcha. Le bidule accepta d'ouvrir la mallette devant l'enfant, et, chose incroyable, il lui parla : "Il faut faire très attention, petit, c'est sans doute une bombe". L'engin orangé ouvrit alors la boîte, puis s'arracha la tête. Sous la gueule horrible du monstre se cachait une tête d'homme, assez maigre, moustachue, souriante, qui dit à Mario que c'était bon, qu'il pouvait garder la mallette et son contenu. Le gamin n'avait pas pu voir ce qui s'y trouvait et, tout ébaubi de découvrir que le monstre n'en était pas un, n'avait pas songé à lui demander quel était le trésor qu'il avait découvert.

Le truc orange, qui n'était en fait qu'un policier qui se protégeait contre une bombe, s'en alla, et Mario se retrouva à nouveau seul avec sa mallette refermée. Il l'ouvrit. A l'intérieur, il n'y avait que des bouts de bois, de la ferraille, un peu de plastique et du tissu. Certes, le métal brillait un peu, mais ce n'était visiblement pas de l'or.

Déçu, Mario referma la mallette et, pour être consolé, alla frapper à la porte du grand Pierrot. Celui-ci, qui avait, derrière ses rideaux, assisté à toute la combine, lui ouvrit et laissa le triste Mario s'écrouler contre ses jambes. Il le releva et l'emmena dans son douillet salon, où la grosse Jeannette, la dame du grand Pierrot, avait déjà préparé le thé et les biscuits.

Bien calé entre les coussins du fauteuil, Mario se laissa aller à sa peine. Le grand Pierrot ne disait rien. Il farfouillait dans la mallette. Au bout d'un moment, il parvint à construire, avec les bouts de bois, une sorte de bâton, un peu évasé au bout et il le brandit devant l'enfant, en lui disant : "Voilà!" Mario regarda le machin et répondit : "Voilà quoi?". Le vieil homme se gratta la tête, cherchant visiblement quoi inventer pour amadouer le petit, qui, méfiant, n'était pas prêt à avaler les sornettes habituelles du grand Pierrot. Quand, pour commencer son histoire, il dit "heu...", Mario sut que tout était faux, mais le vieux margoulin racontait si bien les histoires qu'il l'écouta religieusement débiter ses inepties.

"Ceci, mon cher petit Julot - ou bien est-ce Jimmy? -, ceci, dis-je, est un objet extraordinaire". Mario pensait : "Tu parles, ce n'est qu'un bâton plein de trous." Le grand Pierrot faisait de grands gestes avec la chose bizarre à la main et se trouvait souvent à deux doigts de frapper Mario sur sa triste caboche : "C'est un arbéchusacier, une arme très rare que les rois de Birmanies utilisaient jadis pour chasser le tigre du Bengale. Ils le tenaient comme ça, par ce bout plus large appelé tiboulabocantal, et plantaient la pique, le crichako, dans le coeur du fauve. Une fois l'animal à terre, le Grand Chamikoumak – c'est ainsi que l'on appelait le roi de Birmanie – appuyait fortement sur ces boutons d'or blanc que l'on appelle goridagos, pour injecter un poison très violent qu'il insérait, bouillant, dans le tiboulabocantal. La bête poussait un miaulement sinistre puis s'écroulait, morte, dans la minute qui suivait. C'est de cette manière, mon cher Julot, qu'on a quasiment éliminé de la surface de la terre le terrible tigre du Bengale. Emporte ce trésor, Jimmy, et, s'il te vient un jour l'idée de te rendre en Birmanie, n'oublie pas de l'emporter. Il te sauvera la vie. On raconte qu'il ne reste aujourd'hui qu'un seul tigre du Bengale. Je suis persuadé que ce sera toi, Marco, qui, un jour, le transpercera d'un grand coup d'arbéchusacier. C'est pourquoi, solennellement, je te le remets. Fais-en bon usage. Conserve précieusement tout le contenu de la malette. Ne jette pas la petite boîte que tu vois ici : elle contient le venin qui seul peut tuer le tigre de Bengale. Ne met pas à la poubelle non plus le petit bout de tissu. Il te protégera quand tu versera le poison par le tiboulabocantal. Voilà, petit, je te confie l'objet le plus fabuleux que jamais tu possèderas!"

En se demandant si le Bengale se trouvait bien en Birmanie, Mario prit le trucmachinchusacier, le défit et le reposa dans sa mallette, qu'un peu mélancolique, mais aussi un peu ravigoré par l'aventure sans queue ni tête du grand Pierrot, il emporta avec lui dans les rues, où il allait errer à la recherche d'un lit pour la nuit et de quelqu'un qui lui expliquerait de manière un peu plus convaincante ce que pouvait être ce satané bâton.

Partout où il se rendait, Mario sortait le bâton bizarre et demandait si quelqu'un savait ce que c'était. Les passants faisaient mine de scruter le machin, puis branlaient du chef en signe d'ignorance. Certains tentaient leur chance en racontant des bêtises plus crasses encore que l'histoire du grand Pierrot, à laquelle, faute de mieux, Mario se raccrochait.

Il erra dans les rues, sa mallette à la main, durant plusieurs jours, renonçant toujours plus à donner un sens à sa découverte. Un matin, alors qu'il avait dormi dans un petit abris près d'une école et qu'il s'était levé très tôt de peur qu'on l'embrigade et qu'on le force à écouter les sotises des professeurs, il ne trouva plus, à côté de lui, sa mallette. Elle avait disparu.

Toute la journée, il la chercha, mais elle devait déjà avoir décolé pour le Bengale ou la Birmanie, car il rentra bredouille, déçu d'avoir perdu son seul trésor, même s'il en ignorait l'utilité.

Quand le soir arriva, Mario partit à la recherche d'un lieu pour dormir, mais comme il s'était retrouvé par hasard dans les beaux quartiers, devant ces immenses maisons dont les habitants sont si méfiants, il ne trouva pas le moindre petit coin pour se reposer. Arrivé devant la plus belle maison de la ville, une sorte de chateau d'où on le chasserait à coup de pieds au cul s'il osait montrer sa bouille barbouillée, il s'arrêta, fasciné par l'immense demeure. "Qu'il doivent être bien, ceux qui habitent là-dedans!" pensait-il, rajoutant instinctivement, "et qu'ils doivent être cons!"

Soudain, alors qu'il maudissait le destin qui l'avait abandonné et qui rassasiait la bande de niolus qui se vautraient dans la soie et le velours du manoir éblouissant qu'il avait devant les yeux, il entendit un son nouveau, miraculeux, suave et brillant à la fois. Il chercha d'où pouvait venir ce si beau chant et vit qu'une fenêtre du palais était ouverte et que la lumière y était allumée. Fasciné par l'enchanteresse musique qui baignait ses oreilles de volupté, il marcha comme un somnanbule vers la source divine de ce son. Oubliant les chiens enragés, les domestiques énervés et les nobliaux couroucés, il avança dans l'allée, entra dans la maison par une porte par miracle ouverte, monta des escaliers colossaux et se trouva, aimanté par la musique, sur le seuil d'une petit chambre, où il vit, à sa grande surprise, ouverte et vide, la mallette qu'on lui avait volée.

Il entra alors dans une rage incontrôlable. Ces salopards de bourges non seulement se vautraient dans le luxe alors que lui cherchait désespérément un coin de placart pour s'y recroqueviller une heure ou deux, mais en plus, ils n'hésitaient pas, alors qu'ils pataugeaient dans l'or et les diamants, à dérober le seul bien d'un pauvre enfant errant. Mario entra en courant dans la chambre et voulut se précipiter sur l'ignoble brigand qui l'avait dévalisé dans le noble but de l'étrangler, de lui arracher les yeux et de ruer de coups son cadavre puant, mais au fur et à mesure qu'il avançait, ses pas ralentissaient et ses yeux s'écarquillaient : une petite fille blonde, belle comme le jour, délicate comme une rose sur le point de s'épanouir, jolie comme un cerisier au printemps, tenait dans ses mains le bâton de bois de la mallette et, en faisant virevolter ses doigts de fée, créait les plus beaux sons qu'il avait jamais entendus, ces douceurs magiques qui l'avaient attiré jusque dans ce sanctuaire.

A un mètre de la petite muse, il s'arrêta, vaincu par un regard bleu comme l'océan qu'elle lui lança en achevant, sur une longue note onctueuse, la prodigieuse mélodie qui était miraculeusement sortie de son trésor à lui, que déjà, subjugué, il lui avait cédé.

La petite fille lui sourit. Mario rougit. "Je m'appelle Maria." Il n'osait rien répondre. "Merci de l'avoir retrouvée." Il ne bougeait pas. "Elle me manquait". Mario balbutia. Elle comprit : "C'est une clarinette. Je t'apprendrai à en jouer si tu veux".

Depuis ce soir-là, Mario ne dort plus dans la rue, et il partage son trésor avec un ange.

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Le petit lutin, la petite poupée, le petit robot et la petite vachette (posté le 23/12/2011 à 12:06)

    Il était une fois un petit lutin tout de bois conçu qui s’ennuyait à mourir dans l’atelier de papa Noël. Toute la journée, il collait sur les cadeaux de petites étiquettes made in Finland, puis il classait les paquets, les petites poupées pour les petits Russes, les petits robots pour les petits Japonais et les petites vachettes pour les petits Suisses. Le soir, les jouets s’en allaient et le petit lutin se retrouvait tout seul dans le grand atelier vide. Il retenait ses pleurs et s’endormait en rêvant qu’un jour, il s’en irait là-bas, dans les plaines de la Sibérie, dans les mégalopoles du soleil levant, dans les montagnes de Fribourg.

Cette nuit-là, au lendemain d’un Noël bien fatigant, le petit lutin s’apprêtait à trouver un sommeil bien mérité quand il entendit au fond de l’atelier une petite voix qui sanglotait. Il s’approcha et vit une jolie petite matriochka dont le joli petit visage était couvert de larmes.

- Que t’arrive-t-il ? demanda le petit lutin à la poupée.

- Mes grandes sœurs m’ont laissée toute seule ici parce que ma robe est noire et que la leur est rouge, répondit la petite matriochka.

- Et où sont-elles parties ? s’étonna le petit lutin.

- Très loin, dans les plaines de la Sibérie.

A ces mots, le petit lutin crut qu’il allait fondre de joie.

- Tu aimerais retrouver tes sœurs ? demanda-t-il.

- Plus que tous au monde.

- Alors, nous n’avons qu’à prendre le chemin de la Sibérie.

- Oh ! Oui ! Et on part quand ?

- Immédiatement.

Le petit lutin et la petite poupée se dépêchèrent de faire leurs valises, sortirent de l’atelier en courant et prirent le chemin de la Sibérie. Ils n’avaient pas fait dix mètres qu’ils entendirent au bord de la route enneigée une petite voix qui sanglotait. C’était un petit robot tout raplapla qui traînait sur le bas côté.

- Que t’arrive-t-il ? demandèrent le petit lutin et la petite poupée.

- Mes grands frères m’ont jeté de la hotte de papa Noël parce que mon laser ne marche pas aussi bien que le leur, répondit le petit robot en ravalant ses larmes.

- Et où sont allés tes frères ?

- Très loin, dans les mégalopoles du soleil levant.

- Alors, quand nous aurons ramené Matriochka en Sibérie, nous irons au Japon tous les deux, petit robot, et nous retrouverons tes grands frères.

- Oh ! Oui ! Je vous suis, se réjouit le petit robot.

Les trois compagnons prirent donc la route, tout droit vers les plaines de la Sibérie et les mégalopoles du Japon, mais voilà qu’au bout de cent mètres, ils entendent à nouveau des sanglots, qui sortent d’un petit sapin tout enneigé. Le petit lutin, la petite poupée et le petit robot s’approchent de l’arbre. Une petite vachette s’y trouve coincée entre deux branches. Nos trois amis la tirent de ce mauvais pas puis lui demandent ce qui lui est arrivé.

- Mon troupeau m’a jeté du traîneau de papa Noël parce que je ne donne pas assez de lait, répondit la petite vachette.

- Et où est-il allé, ton troupeau ?

- Très loin, dans les montagnes de Fribourg.

- Alors, quand nous aurons ramené Matriochka en Sibérie et Nintendo au Japon, nous irons en Suisse tous les deux, petite vachette, et nous retrouverons ton troupeau, proposa le petit lutin à la petite vachette qui beuglait de joie à l’idée de l’aventure qui se préparait.

Le petit lutin, la petite poupée, le petit robot et la petite vachette marchèrent, marchèrent, marchèrent encore et remarchèrent. Ils arrivèrent, après trois longues journées à braver le vent, la neige et le froid, devant un lugubre manoir, encerclé de grilles rouillées et gardé par trois chiens immenses et affamés. Un grand homme tout de noir vêtu s’avança dans l’allée du manoir, enferma les chiens dans une cage de fer et ouvrit le portail qui grinça à faire trembler les os de bois du petit lutin. D’une voix sépulcrale, il s’adressa aux quatre compagnons :

- Qui êtes-vous pour venir troubler le repos du Prince des Neiges Sombres ? Voilà dix siècles que les voyageurs ne bravent plus les dangers de la route maudite de la Sibérie. Qu’êtes-vous vous donc venu faire en ces lieux de malheur, pauvres fous ?

La petite Matriochka répondit humblement :

- Je suis à la recherche de ma famille de poupées.

- Il y a longtemps qu’il n’y a plus de poupées dans ces terres désertées, ma pauvre enfant. Il n’y a plus ici qu’un vieux prince banni de son royaume il y a fort longtemps.

- Et pourquoi fut-il banni ?

- C’était il y a si longtemps… Allez-vous-en ! Mon esprit de noirceur déteindra sur votre innocence. Fuyez, avant de devenir vous-même un gouffre de nuit noire.

- Mais, je le suis déjà, Monsieur, regardez-moi, je suis toute noire, même que c’est pour ça que mes sœurs m’ont laissé toute seule dans l’atelier de papa Noël, parce que je n’étais pas rouge comme elles.

A ces mots, le Prince des Neiges Sombres recula d’un mètre et faillit tomber. Il s’assit sur une pierre et s’adressa aux quatre voyageurs :

- Approchez-vous, mes petits. Je vais vous raconter mon histoire. C’était il y a fort longtemps, au temps où je vivais là-bas, je ne sais plus où, bien loin. J’étais le fils cadet d’un roi puissant et l’on me destinait à une princesse charmante, à un royaume florissant et à un château gigantesque entouré de jardins verdoyants, de fontaines d’eau fraîche et de sculptures dorées. Pourtant quelque chose clochait. A mon passage, les gens détournaient leur regard. Les années passant, mes frères refusèrent l’un après l’autre de jouer avec moi. Dès l’âge de 15 ans, je passai mes journées enfermé dans ma grande chambre avec une poupée qui te ressemblait, ma petite, une poupée toute noire comme toi. Cette poupée était ma seule compagnie. Je l’aimais comme une petite sœur. Un jour, mon père le roi me convoqua. Il me tendit un miroir : « Regarde-toi, bâtard ! Tu n’es pas mon fils, va-t-en ! » Dans la glace, je compris que j’étais noir. Je partis, je marchai, marchai, marchai encore et remarchai, et j’arrivai ici, dans ce sombre manoir où je brisai tous les miroirs, d’où je chassai tous ceux qui voulaient s’approcher. Je ne recueillis que les matriochkas rouges que je vole chaque année au vieux barbu rouge et chaque année, je fais un feu de joie de ces horribles petites poupées de bois.

La petite matriochka bondit sur le Prince des Neiges Sombres :

- Espèce de monstre, tu as tué mes sœurs !

- Non, attends, ma petite, cette année, je n’ai pas pu.

- Et pourquoi ? demanda le petit lutin, qui écoutait ce récit la bouche grande ouverte.

- Elles avaient l’air si tristes, murmura le Prince en étouffant un sanglot. Elles n’osaient pas se regarder les unes les autres et pleuraient sans cesse. La plus grande me raconta qu’elles avaient été ignobles, qu’elles avaient abandonné dans le froid la plus fragile d’entre elles juste parce qu’elle n’était pas de la même couleur qu’elles. Depuis, la honte ne les quittait plus. Je repensai alors à mes frères et à mon père, je me demandai s’ils avaient eu honte et je jurai que je retrouverais la petite sœur des matriochka honteuses et que plus jamais je ne brûlerais de pauvres poupées, même si elles étaient rouges. J’allais partir à sa recherche quand je vous vis arriver devant les grilles de mon manoir.

La petite matriochka courut vers la porte du manoir, elle y entra, y retrouva ses sœurs qui lui demandèrent pardon. Le Prince des Neiges Sombres les rejoignit, et le petit lutin, le petit robot et la petite vachette se retrouvèrent seuls devant le grand manoir qui s’éclairait.

- Je crois que tout s’est arrangé pour Matriochka. En route pour les mégalopoles du soleil levant. Il est temps que l’on retrouve tes frères, petit robot, s’écria le petit lutin.

- Oh oui ! répondit Nintendo, mais Matriochka me manquera quand même un peu.

- A moi aussi, murmura la petite vachette.

- Elle est heureuse, maintenant, c’est tout ce qui compte. Allons-y, nous n’avons pas de temps à perdre, décida le petit lutin.

Alors que du manoir flamboyant s’échappait un air d’accordéon et des rires de petites poupées, nos trois amis reprirent leur route, en direction du Japon. Ils marchèrent, marchèrent, marchèrent encore et remarchèrent, ils prirent le train, ils prirent l’avion, ils prirent l’hélicoptère et atterrirent au sommet d’une tour très haute au cœur d’une ville très grande.

Pour retrouver les frères de Nintendo, il fallait trouver le moyen de descendre du toit du gratte-ciel. Nos trois aventuriers ouvrirent une trappe et descendirent un petit escalier qui les emmena dans une grande salle remplie de vieux ordinateurs immenses et de vieilles disquettes énormes. Le petit lutin, le petit robot et la petite vachette avançaient à pas de loup dans cette salle obscure quand, soudain, tous les ordinateurs s’allumèrent en même temps. Les disquettes encerclèrent le petit robot, qui tenta de se défendre en mettant en marche son laser. Il avait oublié que celui-ci ne marchait pas, et que c’était pour ça que ses frères l’avaient abandonné. Les disquettes, toujours plus nombreuses, encerclaient le petit robot. Ses amis tentèrent bien de l’aider à s’en sortir, mais il n’y avait rien à faire. Ils étaient trois et elles étaient des milliers. Nintendo s’acharnait sur le bouton de son laser. Il se disait que tous ces malheurs venaient de ce satané laser fichu quand une grosse voix synthétique s’écria :

- Attendez, ce n’en est pas un.

La voix sortait tout droit d’un ordinateur encore plus vétuste et plus gigantesque que les autres :

- Regardez, son laser ne fonctionne pas. Ce n’est pas lui le Dernier Cri.

Les disquettes firent un pas en arrière. La voix synthétique reprit :

- Qui es-tu, petit robot ? Et qui sont ces étranges êtres sans informatique ?

Le petit robot, un peu impressionné, répondit :

- Je m’appelle Nintendo, monsieur, et voici mes amis le lutin et la vachette. Je suis un petit robot abandonné par ses frères à la sortie de l’atelier de papa Noël parce que mon laser ne fonctionne pas.

A ces mots, le vieil ordinateur planta. Le petit robot le ré-enclencha et celui-ci se mit à raconter, d’une voix de moins en moins synthétique, son histoire :

- Mon nom est XLR3555, je suis le plus ancien ordinateur du Japon. Je suis né au temps où Tokyo n’était pas encore une mégalopole. J’étais une invention géniale. Mon maître avait fait fortune. On venait du pays entier admirer mes prouesses technologiques. J’avais de multiples fonctionnalités, les enfants jouaient avec moi à tetris, les adultes s’écrivaient des lettres grâce à moi. Tout allait bien dans le meilleur des mondes. Puis un jour, un jeune homme à lunettes débarqua avec un petit appareil dont les fonctionnalités étaient encore plus multiples que les miennes, avec de nouveaux jeux pour les enfants, et où les adultes pouvaient s’écrire des courriels. Cet appareil, il l’avait appelé le Dernier Cri de la technologie, mais ce fut moi qui poussai mon dernier cri. On se désintéressa de moi, des ordinateurs et des disquettes de notre temps déjà si révolu. Depuis, je vis avec d’autres oubliés dans ce dernier étage, sans que personne ne pense jamais à nous utiliser. Parfois passent des Derniers Cris égarés. Notre seul plaisir, c’est de les empêcher d’avancer, de les balancer par la fenêtre et de les regarder se briser cinquante-trois étages en dessous de nous. Le Dernier Cri aujourd’hui, ce sont les robots, voilà pourquoi nous avons voulu t’empêcher d’avancer, petit Nintendo, et pourquoi, la semaine dernière, nous avons arrêté tes frères.

- Oh non ! Et vous les avez balancé par la fenêtre, sinistres vestiges? Je vous déteste, vieillards obsolètes ! gémit le petit robot.

- Ne nous en veux pas, petit, rétorqua XLR3555, tes frères ont eu la vie sauve. Eux non plus n’ont pas utilisé leur laser. Ils se sont laissé faire parce qu’ils ne voulaient pas utiliser une fonctionnalité que n’avait pas le dernier d’entre eux, qu’ils regrettaient amèrement d’avoir abandonné. Nous leur avons promis qu’on retrouverait leur petit frère et depuis, nous passons notre temps à envoyer des fax au monde entier.

- Et où sont mes frères ? demanda Nintendo.

- Nous sommes là, répondirent en chœur les sept autres robots.

Fou de joie, le petit robot appuya sur tous ses boutons. Il se rendit soudain compte que son laser marchait, qu’il y avait juste eu un court-circuit et qu’il était maintenant à nouveau une technologie du dernier cri. Il s’avança vers XLR3555, qu’il prit dans ses bras :

- Grand-papa, je ne te laisserai pas tomber. Je resterai ici, je testerai tes multiples fonctionnalités, je jouerai à tetris avec toi et écrirai plein de lettres sur ton clavier.

Nintendo et ses frères insérèrent dans tous les vieux ordinateurs les immenses disquettes et se mirent à jouer en illuminant la sombre pièce de leurs lasers multicolores.

Le petit lutin et la petite vachette s’éclipsèrent en silence. Il était temps maintenant que la petite vachette retrouve les verts pâturages de Fribourg.

Ils marchèrent. Ils prirent le train. Ils prirent l’avion. Ils prirent le car postal. Arrivés au pays de Fribourg, au cœur de la Suisse, ils admirèrent les paysages. Ils marchèrent, marchèrent, marchèrent encore, remarchèrent et arrivèrent au pied d’une montagne, dans une ferme immense équipée de robots de traite dernier cri.

Ils entrèrent dans l’étable. Personne. Ils virent alors des vaches qui paissaient dans une prairie non loin de là. La petite vachette, qui croyait y avoir reconnu ses sœurs, se précipita vers l’herbe fraîche mais fut arrêtée net par une secousse électrique. En levant la tête, elle fut griffée par du fil de fer barbelé. Dans le champ, les vaches s’offraient un festin de roi. Elle leur demanda s’il était possible qu’elles lui donnent une petite touffe d’herbe, juste un peu de trèfle ou de luzerne, parce qu’elle avait très faim. Une grosse vache, qui était sa sœur aînée, mais qui ne l’a reconnut pas, lui dit :

- Combien tu produis de litres par jour ?

- Je ne sais pas, trois ou quatre litres, ça dépend, répondit la petite vachette.

- Alors, tu n’as rien à faire ici. Va-t-en.

- Mais je meurs de faim.

- Ce n’est pas notre problème, va-t-en.

Toutes les vaches se tournèrent en meuglant « va-t-en ! » vers la petite vachette, qui reconnut toutes ses sœurs. Elle se mit à pleurer et s’en alla, en suivant le petit lutin, qui n’en revenait pas de tant de méchanceté.

Ils marchèrent toute la journée à travers prés, marchèrent encore et s’arrêtèrent le soir, éreintés, au pied d’une autre montagne, sur le seuil d’un petit chalet recouvert de tavillon. Un vieil homme assis sur un banc laissait couler une larme sur ses rudes mains calleuses. Le petit lutin et la petite vachette s’approchèrent et lui demandèrent ce qui lui était arrivé. Le vieil homme sortit un gros mouchoir en tissu de la poche de sa salopette, observa les deux voyageurs, s’essuya le coin des yeux et leur dit :

- Je suis l’armailli. Je vis depuis toujours dans ce petit chalet. Jusqu’à hier, je faisais un peu de fromage avec le lait de ma vache Rubis et j’allais le vendre au marché. C’est comme ça que je vivais, simplement, chichement, mais heureux. Aujourd’hui, j’ai dû vendre Rubis.

- Pourquoi ? demanda la petite vachette, parce qu’elle ne produisait pas assez de lait ?

- Oh non ! Trois ou quatre litres par jour, ça me suffisait. Le problème, c’est que mon étable n’était pas dernier cri, selon les inspecteurs. Moi, je sais que Rubis était heureuse, mais voilà, il n’y avait pas assez de lumière pour elle, paraît-il.

- Et où est-elle, Rubis ? demanda le petit lutin.

- Je l’ai vendue à l’abattoir. Ils l’ont tuée ce matin.

La petite vachette s’approcha de l’armailli, mit son museau dans ses mains calleuses et lui dit :

- Je la remplacerai.

Le vieux paysan esquissa un sourire :

- Comment t’appelles-tu ?

- Ma foi, on ne m’a jamais donné de nom, s’étonna la petite vachette.

- Alors, tu te nommeras Emeraude. Je ferai une fenêtre de plus dans l’étable, tu auras assez de lumière, de me donneras un peu de lait, je te donnerai une petite clochette et nous vivrons heureux tous les deux.

L’armailli emmena Emeraude dans son étable et le petit lutin se retrouva tout seul au seuil du chalet. Son devoir accompli, il comprit qu’il était temps de retourner chez papa Noël.

Il marcha, marcha, marcha encore et remarcha. Le jour de Noël, il retrouva son atelier. Le silence était total. Papa Noël s’en était allé offrir des cadeaux à tous les enfants du monde. Le seul qui n’en aurait pas, ce serait lui, le pauvre petit lutin. Pour la première fois depuis qu’il était parti, il laissa, en entrant dans l’atelier vide, échapper quelques sanglots. Il avait fait ce long voyage pour rien, puisqu’il se retrouvait finalement à nouveau seul. Les larmes commençaient à couler le long de ses joues de bois quand il entendit trois petites voix lui dire en chœur :

- Que t’arrive-t-il ?

On raconte que chaque année, avant de faire sa tournée, papa Noël parcourt le monde, qu’il s’arrête dans un manoir de Sibérie, sur un gratte-ciel du Japon et au seuil d’un chalet de Suisse, et qu’il y ramène dans son traîneau une petite poupée, un petit robot et une petite vachette.

 

 

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photo : Pont de Pierre de Bordeaux par Olivier Aumage - Tous droits réservés